ANDRE CHENIER A L’OPERA DE MONTE-CARLO

De Alcina (1735) à Andrea Chenier (1896) l’Opéra de Monte-Carlo nous fait effectuer en moins d’un mois, un bond de 161 ans qui couvre la période la plus fertile de l’histoire de l’art lyrique, du baroque du 18ème siècle jusqu’à l’aube du 20ème siècle avec le vérisme dans lequel s’illustra la « giovanna scuola italiana » : Puccini, Leoncavallo, Mascagni, Giordano, Cilea… inspirée par le mouvement littéraire du naturalisme français (avec des auteurs tels que Maupassant et Zola) et en Italie de Giovanni Verga. Loin des grands sujets historiques ou des sagas légendaires, développés par exemple dans les livrets de Verdi ou Wagner, on en vient ici à des scénarios qui mettent en place des sujets plus intimistes et réalistes s’attachant davantage à la psychologie humaine au prisme de « l’époque contemporaine » qu’à l’« idéalisme » propre aux grands récits épiques.

 

©omc-marco-borrelli

 

Andrea Chenier l’un des chefs d’œuvre de l’opéra vériste 

Umberto Giordano dans le droit fil de ce mouvement n’a écrit que quelques œuvres lyriques comme Fedora (1898), Siberia (1903), Madame Sans-Gêne (1915) et La Cena delle Beffe (1924). Mais c’est surtout Andrea Chenier représenté en mars 1896 à la Scala de Milan qui, ayant recueilli immédiatement un succès considérable, est passé à la postérité. Depuis cette œuvre demeure à l’heure actuelle l’un des opéras parmi ceux les plus souvent représentés dans le monde. Le premier André Chénier (1), Giuseppe Borgatti, qui avait seulement 25 ans poursuivit ensuite une étonnante carrière de ténor wagnérien en Italie. Il fut notamment le premier Siegfried italien sous la direction de Toscanini en 1898. Les plus éminents interprètes ont eu à cœur de chanter cet emploi et dans une liste pléthorique, on peut citer Martinelli, Merli, Lauri-Volpi, Gigli, Thill, Del Monaco, Corelli, Bergonzi, Pavarotti, Domingo, Carreras, Cura, Kaufmann… Même engouement des plus célèbres cantatrices pour le rôle de Madeleine y compris Maria Callas – dont ce n’était pas spécifiquement le répertoire – qui l’a néanmoins chanté à la Scala de Milan en 1955 et également enregistré en intégralité pour la firme EMI.

Bien que « vériste », l’opéra de Giordano n’en aborde pas moins un sujet historique – ce qui n’est évidemment pas incompatible – celui de la révolution française de 1789, en évoquant tout d’abord les derniers mois qui précédent ce bouleversement fondamental de la société française. On assiste dans la somptueuse résidence de la Comtesse de Coigny aux dernières heures d’une société qui va disparaître : celle des nobles. En effet, à la fin du premier acte et aux accents d’une gavotte, la demeure sera incendiée après l’invasion des paysans en révolte. Auparavant le poète André Chénier, qui contemple d’un œil sceptique cette société dansant sur un volcan, s’éprend ce soir-là de la fille de la maîtresse de maison, Madeleine. Les  tribulations de la révolution les séparent. Madeleine devenue orpheline, finit par retrouver André Chénier après lui avoir adressé nombre de lettres passionnées. Ils se déclarent leur amour mais c’est sans compter sur les intentions de Charles Gérard l’ancien laquais de la Comtesse de Coigny devenu l’un des chefs de la révolution, qui a toujours nourri des sentiments secrets pour Madeleine. Profitant de sa situation, il fait arrêter André Chénier pour que le tribunal le condamne à mort. Madeleine intervient auprès de Charles Gérard pour tenter d’obtenir sa grâce, prête à lui offrir son corps contre la vie de Chénier. Finalement revirement de situation : Gérard ému par les malheurs de Madeleine tente de sauver le poète mais le tribunal révolutionnaire se montre inflexible. André Chénier emprisonné, attend la mort et Madeleine parvient à se subsister à une condamnée pour mourir avec celui qu’elle aime. Tous deux iront de manière inéluctable vers la guillotine.

Une production somptueuse et une mise en scène grandiose

L’opéra de Monte-Carlo présente la production réalisée pour le Teatro Comunale de Bologne (octobre 2022) par Pier Francesco Maestrini visuellement somptueuse grâce à d’imposants décors signés Nicolás Boni. La vidéo (conception : Matias Otalora) contribue à l’aspect cinématographique de l’ensemble du spectacle avec par exemple, les vagues sur le lac qui borde la riche demeure de la Comtesse de Coigny, le vol des oiseaux dans les arbres et les flammes qui consument à la fin du premier acte le manoir et qui se retrouvent également dans l’incendie d’une partie d’immeuble bordant à Paris la terrasse des Feuillants. Magnifiques également les costumes de Stefania Scarragi et extrêmement suggestives les lumières de Daniele Naldi. Tout cela est à la fois grandiose et spectaculaire d’autant que dans sa mise en scène Pier Francesco Maestrini sait régler à la perfection les mouvements de foule, qu’il s’agisse de celle qui déambule aux abords du café Hottot que celle qui se presse à l’intérieur du tribunal révolutionnaire à l’acte III. Le dernier acte avec l’intérieur de la prison et, au-delà des grilles, ce que l’on imagine être une part significative de la Bastille détruite, ainsi que la cour où se dresse la guillotine est particulièrement impressionnant.

 

©omc-marco-borrelli

 

Une distribution internationale de haute-volée

Pour servir cet ouvrage où, comme on l’évoquait ci-dessus, toutes les stars de l’univers opératique se sont succédé, il fallait à l’évidence une distribution de très haut de gamme surtout dans un lieu aussi prestigieux que celui de l’Opéra de Monte-Carlo. Les amateurs d’art lyrique attendaient avec impatience la prestation de Jonas Kaufmann considéré comme, sans doute, le plus célèbre ténor de sa génération. Malheureusement celui-ci, quelques jours avant la représentation, avait du déclarer forfait eu égard à une indisposition. Il est toujours difficile pour un théâtre d’effectuer un remplacement surtout lorsque celui-ci concerne un artiste aussi médiatisé. Néanmoins, la direction de l’Opéra a eu l’opportunité de faire appel à Martin Muehle. La voix du ténor germano-brésilien ample, percutante, doté d’un souffle long ainsi que d’aigus aisés et soutenus en font un Chénier vaillant comme l’exige le rôle (et comme le furent au demeurant Del Monaco ou Corelli lesquels n’étaient pas avares de décibels). Pour autant les nuances ne sont pas exclues car le ténor chante avec autant d’intelligence que de musicalité. Et si l’œuvre en elle-même n’est pas d’une très longue durée, il n’en demeure pas moins qu’elle comporte nombre de difficultés qui ne sont plus à décrire telles que celles de « l’Improviso » (« Un di all’azzuro spazio ») au premier acte. L’aria du deuxième acte « Credo a una possanza arcana » suivi du long duo d’amour avec Madeleine constituent des morceaux de bravoure. Au troisième acte la rébellion devant le tribunal révolutionnaire (« Si fu soldato ») comme au dernier tableau l’évocation de l’ultime poème (« Come un bel dì di maggio ») exigent une ardeur constante à l’instar du grand duo final avec Madeleine particulièrement redoutable sur le plan vocal par sa tension extrême. Il fut, en la circonstance, électrisant par la puissance et la largeur vocale que lui ont conféré les deux partenaires.

 

Martin Muehle©omc-marco-borrelli

 

Maria Agresta qui sur cette même scène avait été Léonore de Il Trovatore de Verdi a abordé un large répertoire comprenant notamment des œuvres véristes comme en témoigne il y a quelques mois son exceptionnelle Adriana Lecouvreur à La Scala de Milan. Madeleine idéale, elle déploie au fil d’une voix ductile des merveilles qui vont des émois de la jeunesse aux angoisses de la femme blessée et meurtrie alternant les élans d’amour pour André Chénier et sa terreur pour les affres de la révolution. Son air de la « Mamma morta » est sans doute le point culminant de cette représentation la soprano le débutant quasi piano au fond du plateau puis élargissant sa voix progressivement au fur et à mesure de son avancée en bord de scène traduisant ainsi l’exaltation de l’héroïne en proie à une sorte d’extase à l’évocation de la survenance de l’amour dans sa vie désolée. Maria Agresta atteint dans son chant et dans son expression dramatique des sommets inouïs d’émotion.

 

Maria Agresta ©omc-marco-borrelli

 

Le second protagoniste masculin de l’œuvre est Charles Gérard, le laquais de la Comtesse de Coigny, devenu l’un des chefs de la révolution. Lui aussi doit s’impliquer entièrement tout au long de l’œuvre qui culmine sur l’air « Nemico della patria » (devenu un classique du répertoire des barytons) qui scelle le sort d’André Chénier. Nous avons retrouvé pour la circonstance Claudio Sgura qui fut sur cette même scène la saison dernière Lescaut dans Manon Lescaut de Puccini mais également Barnaba dans La Gioconda aux Chorégies d’Orange. La voix d’un important volume et d’une évidente incisivité s’accorde au jeu intense de l’interprète donnant le relief adéquat aux diverses facettes versatiles du personnage.

 

Claudio Sgura ©omc-marco-borrelli

 

Les nombreux seconds rôles parfois tenus par d’éminents artistes sont irréprochables. Fleur Barron (Mallika dans la récente Lakmé monégasque) – incarne une attachante Bersi, Annunziata Vestri une parfaite Comtesse de Coigny, Giovanni Furlanetto (entendu récemment dans La Forza del destino à l’Opéra de Paris) un impressionnant Fouquier-Tinville et Manuela Custer une poignante Madelon. Encore à citer Alessandro Spina (Roucher), Fabrice Alibert (Mathieu), Reinaldo Macias (Un Incroyable), David Astorga (L’abbé). La pastourelle du premier acte interprétée par les danseurs de L’Académie Princesse Grace-Ballets de Monte-Carlo est parfaitement dans le ton (chorégraphie : Silvia Giordano).

Mais on doit également souligner ce que cette production doit à l’éblouissant Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo sous la baguette de l’un des plus admirables chefs de sa génération, (de surcroît spécialiste de cet ouvrage pour l’avoir dirigé dans des théâtres mythiques tels que le Metropolitan Opéra de New-York et l’Opéra de Vienne et prochainement à la Scala de Milan) : Marco Armiliato tire de la phalange monégasque des merveilles qui lui valent une longue ovation aux saluts. Le chœur est également au point de perfection qu’on lui connaît sous la direction de Stefano Visconti.
Un spectacle admirable qui par l’ensemble de ses facteurs constituera, sans nul doute, le sommet de cette saison lyrique dans toute la région…

Christian Jarniat
23 et 25 Février 2023

(1) Pour la facilité de la lecture, nous avons pris le parti de franciser tous les noms des personnages de l’opéra.

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