Don Carlo de Verdi à l’Opéra de Monte-Carlo : le triomphe des voix graves

Pour un auditoire en grande partie francophone et, eu égard aux considérables moyens mis en œuvre ainsi qu’aux effectifs importants dont dispose ce haut lieu de l’art lyrique on peut regretter que l’Opéra de Monte-Carlo n’ait pas songé à proposer à son public la version originale de Don Carlos créée à l’Opéra de Paris (alors dénommé « Académie impériale de musique ») le 11 mars 1867.

La version révisée en 4 actes de la Scala de Milan le 10 janvier 1884, en langue italienne, fait malheureusement abstraction du premier acte qui se déroule dans la forêt de Fontainebleau où se nouent les amours d’Elisabeth de Valois, fille d’Henri II (héritier présomptif du trône de France) et l’infant d’Espagne Don Carlos. Cette liaison éphémère – pierre angulaire de l’intrigue – explique et justifie non seulement tout le drame postérieur mais en outre offre de superbes pages musicales et vocales notamment le duo entre les deux protagonistes. Si l’on veut jouer une version intégrale en italien rappelons qu’il existe celle de 1886 représentée pour la première fois à Modena.(1)

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Sergey Skorokhodov et Artur Rucinski ©Marco Borrelli

Pour cette production monégasque la mise en scène a été confiée à Davide Livermore(2) fondée sur la scénographie signée Gio Forma avec des lumières d’Antonio Castro et des vidéos de D-Wok. Cette équipe s’est appuyée sur une installation technique sophistiquée permettant, par voie de projection sur des parois constituées par d’innombrables miroirs, de réaliser des images donnant l’illusion de la 3D. C’est ce même système qui avait déjà été utilisé précédemment pour le Requiem de Verdi (voir notre article dans nos rubriques), mais aussi pour le spectacle consacré à Caruso à l’occasion de la fête nationale monégasque. Pour autant le plateau n’est pas entièrement nu car peuvent y être ajoutés au fur et à mesure des structures de décors, mais également des meubles et accessoires. Ce procédé quasi cinématographique (avec effets spéciaux à l’appui) permet au fil des scènes, comme de l’évolution de la psychologie des personnages, de changer immédiatement d’ambiance.

C’est ainsi qu’au premier acte, et devant le rocher sombre abritant le tombeau de Charles Quint, lorsque Don Carlos évoque dans son air les souvenirs heureux de sa rencontre avec Elisabeth, les nuages noirs nimbant ce lieu sinistre se dissipent pour laisser apparaître, tour à tour le paysage riant du château et les jardins de Fontainebleau ainsi que le portrait de la princesse aimée

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Varduhi Abrahamyan et Mirjam Mesak ©Marco Borrelli

Si le ciel s’obscurcit à nouveau pour traduire l’angoisse et la désespérance de l’infant, l’atmosphère se transforme tout aussi rapidement laissant place à un immense cadre sur lequel sont projetés des pétales de fleurs rouges pour accompagner le chœur tout habillé de blanc, pendant la chanson sarrasine d’Eboli. La référence à Velasquez y est présente – et les costumes somptueux de Sofia Tasmagambetova y contribuent pour une grande part – comme elle le sera, plus tard, au tableau des jardins de la reine sous les colonnes et frondaisons.

Au discours du marquis de Posa, le tableau change avec l’image du Christ au tombeau (inspirée par Caravage) et lorsque plus tard, la reine reçoit son beau-fils, c’est dans l’encoignure d’un rideau qui donne tout son sens à cette rencontre intime, tendue et douloureuse d’un point de vue sentimental entre les amants d’antan, aujourd’hui séparés pour des raisons d’état

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Joyce El-Khoury et Ildar Abdrazakov ©Marco Borrelli

Le tableau de l’inquisition – comme on pouvait s’y attendre particulièrement grandiose sur pareille scène – mêle à la foule les prisonniers ployant sous d’immenses croix tandis que le couple royal domine le peuple depuis un haut escalier. Là encore les costumes rappellent très exactement ceux de l’époque considérée, ce qui devient aujourd’hui paradoxalement une rareté, dans la mesure où les productions actuelles, pour la plupart d’entre elles, nous invitent à des mises en scène revisitées, généralement transposées à l’époque contemporaine.

Cet acte est une occasion d’apprécier une fois de plus le chœur splendide de l’Opéra de Monte-Carlo sous la houlette de Stefano Visconti.

Le cabinet du roi nous plonge d’abord dans une perspective réduite, pour le fameux monologue « Ella giammai m’amo » interprété de manière sublime par la grande voix d’Ildar Abdrazakov qui fut sur cette scène un Boris Godounov d’anthologie, mais aussi un sarcastique et étourdissant Basilio du Barbiere di Siviglia. Sans doute l’une des plus éminentes basses aujourd’hui dans l’univers de l’art lyrique.

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Ildar Abdrazakov ©Marco Borrelli

Peut-être ici peut–on émettre une réserve relative à l’utilisation des deux plateaux circulaires mobiles de sol. Il eut été sans doute plus pertinent d’éviter de faire tourner le trône de Philippe II pour respecter ce moment suspendu, l’intimisme de cette méditation et focaliser davantage l’attention du public.

A ce monarque tourmenté le grand inquisiteur d’Alexey Tikhomirov apporte une imposante réplique. Tous deux se livrent, en un saisissant duo, à un combat sans merci où l’église tend à prendre l’ascendant sur le pouvoir temporel et parvient à le faire ployer. Fascinant !

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Sergey Skorokhodov et Artur Rucinski ©Marco Borrelli

Suit le tableau de la prison qui permet d’apprécier la magnifique voix belcantiste du baryton Artur Rucinski dans les poignants adieux de Rodrigue à Don Carlos, suivi de la mort du marquis, une démonstration des qualités vocales de ce chanteur que nous avions déjà apprécié en Principauté en version de concert de Luisa Miller de Verdi puis dans Lucia di Lammermoor de Donizetti et également dans Il Corsaro de Verdi. Phrasé accompli, élégance du discours vocal, timbre séducteur, ampleur du médium, arrogance de l’aigu : tout y est pour le classer dans la lignée des grands barytons verdiens actuels

Au dernier acte, Don Carlos et Elisabeth se retrouvent pour un ultime et pathétique adieu. Initialement Vittorio Grigolo devait incarner l’infant d’Espagne mais s’est retiré de la production pour des raisons personnelles. Il a été remplacé par le ténor russe Sergey Skorokhodov. Ce dernier fait preuve incontestablement d’une largeur de voix et d’une vaillance qui lui permettent d’aborder aussi bien des emplois comme celui du Duc de Mantoue dans Rigoletto ou de Lohengrin. A l’instant des chanteurs slaves – et en particulier russes – qui, travaillant en troupe, passent d’un emploi à l’autre (pour ce qui le concerne de Cavaradossi dans Tosca à Bacchus d’Ariane à Naxos, ou encore d’Alfredo dans La Traviata à Tannhäuser) la voix n’est pas spécifiquement déterminée dans sa couleur comme dans son timbre, et se révèle par instants hétérogène et métallique. Ceux qui aiment la chaleur, l’articulation et le legato d’une émission typiquement italienne (comme naguère Carlo Bergonzi) ou de formation belcantiste (comme aujourd’hui Francesco Meli) ont été vraisemblablement déçus car ils n’y ont sans doute pas retrouvé leur compte. Pour autant sa prestation ne saurait être entièrement à rejeter en considération de l’aspect phobique du personnage qui peut se concevoir davantage dans un chant et un son plus « imparfaits » que ceux , par exemple, dont doit impérativement se prévaloir un Manrico dans Il Trovatore. Un Jonas Kaufmann avait fort bien saisi cet aspect paradoxal dans son incarnation « névrotique » de Don Carlos à l’Opéra de Paris en 2017 à laquelle Krzysztof Warlikowski s’était attachée dans sa direction d’acteurs à mettre en exergue.

On avait tout particulièrement apprécié la mezzo-soprano Varduhi Abrahamyan en Bradamante dans Alcina de Haendel sur la scène de l’Opéra de Monte-Carlo aux côtes de Cécila Bartoli en janvier 2023. Il n’est pas douteux que le rôle de la princesse Eboli suppose un engagement d’une autre nature eu égard au « torrent musical verdien » qui en fait une héroïne mue à la fois par une passion violente, une jalousie profonde, et une ambiguïté dominante qui entraîne à la fois la fureur et les sentiments partagés dans son célèbre « O Don fatale ». Pour autant cet air est chanté avec l’adéquation requise (tout comme d’ailleurs sa chanson sarrasine avec un art évident et une maîtrise des vocalises qui en fait tout le prix) même s’il est parfois loin des déchaînements vocaux que les habitués de l’œuvre de Verdi, peuvent souhaiter. En outre les qualités de la musicienne ne sauraient être contestées pas plus d’ailleurs que celles de Joyce El-Khoury qui dessine une Elisabeth de Valois fragile et souffrante (mais n’est-ce pas la caractéristique psychologique de ce personnage, voué au sacrifice, écartelé entre l’amour et le devoir, plongé dans la tristesse et de surcroît déraciné de sa terre française ?). Son air du dernier acte – inscrit dans une évidente sobriété plus près de celui de la déploration d’un air du bel canto romantique (dont elle est par ailleurs une spécialiste), que des éclats d’une Turandot – est bien dans l’esprit du texte et peut-on véritablement le lui reprocher, au regard d’une conduite de la voix qui révèle elle-aussi d’indéniables qualités musicales assorties de piani éthérés

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Varduhi Abrahamyan et Joyce El-Khoury © Marco Borrelli

L’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo superbe phalange – mais le répéterons nous jamais assez ? – accompagne avec son habituelle ferveur l’une des plus admirables partitions de Verdi (inspirée par le génie dramatique de Schiller) sous la baguette toujours précise et la direction attentive du maestro Massimo Zanetti déjà remarqué au pupitre de la formation monégasque pour Il Corsaro de Verdi en décembre 2021

Christian Jarniat

24 novembre 2023

Version en 5 actes et en langue italienne enregistrée chez EMI (Domingo/Caballe/Raimondi/Verrett/Milnes Dir.Giulini)

Davide Livermore a signé pour l’ouverture de la saison 2017-2018 une mise en scène d’Adriana Lecouvreur de Cilea qui a remporté le prix de la Critique de l’Europe Francophone

Distribution :

Direction musicale : Massimo Zanetti

Mise en scène : Davide Livermore

Décors :GioForma

Costumes : Sofia Tasmagambetova

Lumières : Antonio Castro

Vidéos : D-Wok

Philippe II, roi d’Espagne :Ildar Abdrazakov

Don Carlo, infant d’Espagne : Sergey Skorokhodov

Rodrigue, marquis de Posa : Artur Rucinski

Le Grand Inquisiteur : Alexey Tikhomirov

Elisabeth de Valois : Joyce El-Khoury

La Princesse Eboli :Varduhi Abrahamyan

Le Comte de Lerme :Reinaldo Macias

Une voix célestre : Madison Nonoa

Un Moine : Giorgi Manoshvili

Thibault, page d’Elisabeth :Mirjam Mesak

Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo

Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo

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