Cette représentation avait donné lieu au déplacement d’un certain nombre de membres du CRWRD qui ont pu grâce à ce séjour organisé par Axel Ruis retrouver d’autres membres de Cercles amis.
Après le succès du Prophète de Meyerbeer(1), le Festival d’Aix-en-Provence a mis à l’affiche Otello de Verdi au Grand Théâtre de Provence. L’annonce de cet ouvrage avait fait le plein depuis des semaines, voire des mois, notamment en raison de ce que le rôle-titre devait être tenu par le charismatique Jonas Kaufmann. Des rumeurs d’annulation avaient récemment couru d’autant que le célèbre ténor allemand n’avait pu terminer sa série de représentations de Werther au Royal Opera House de Londres où il avait été remplacé par Juan Diego Florez. Finalement, après avoir également annulé sa prestation au concert annuel du 14 juillet à Paris (diffusé en direct à la télévision), Jonas Kaufmann a été remplacé quasiment au pied levé par le ténor arménien Arsen Soghomonyan.
Au London Symphony Orchestra succède donc l’orchestre du Teatro San Carlo de Naples, ainsi que le chœur du même théâtre sous la baguette de Michele Mariotti(2). Sous la direction survoltée du maestro, qui au long de l’ouvrage chante tous les rôles, y compris les passages des choristes, cet Otello exhale toute sa verve italienne et sa puissance faite de chair et de sang ainsi que d’éclairs fulgurants. On est véritablement emporté par ce tourbillon irrépressible qui ne cesse qu’après les derniers soupirs du héros à l’acte ultime.
Revenons, en quelques phrases, sur les mérites de la version concertante à laquelle nous avons consacré un long développement à propos de notre article sur Le Prophète. A nouveau, cette version de concert est remarquablement mise en lumières, comme ce fut le cas pour l’opéra de Meyerbeer, avec des éclairages particulièrement suggestifs qui traduisent les ambiances diverses du livret de Boïto (d’après la pièce éponyme de Shakespeare). Ici nous sommes quasiment dans une version scénique car les protagonistes n’ont plus devant eux de pupitres. Ils chantent donc tous de mémoire, comme à l’occasion d’une représentation traditionnelle d’un opéra mis en scène. C’est ainsi que sur le devant du plateau, ils vont, viennent, échangent des invectives ou des étreintes. Par exemple lorsque Iago pousse Cassio à s’enivrer c’est bien un flacon d’alcool qu’il lui tend et l’on voit le jeune officier, après avoir consommé, tituber sous l’effet du breuvage. De même Otello est bien dissimulé dans une encoignure de la scène lors du dialogue entre Cassio et Iago au moment où ce dernier brandit le mouchoir aux fins d’attiser la jalousie du maure. Otello tombe à genoux quand il s’agit d’assouvir sa vengeance à l’égard de Desdemona, lorsque au comble de la fureur il imagine que sa femme le trompe. Quant à Desdemona et Cassio, ils paraissent bien discourir aimablement en traversant de cour à jardin le milieu de l’orchestre. La mort de Desdemona puis celle d’Otello sont remarquablement traitées avec autant de sobriété que d’efficacité et le couple trouvera, dans une dernière étreinte, la fin de ses souffrances. C’est, à l’instar du Prophète, le metteur en scène Romain Gilbert qui apporte à l’oeuvre de Verdi toute son expérience à la dramaturgie, au jeu des acteurs, ainsi qu’aux remarquables effets lumières.
Cette version mi-concertante et surtout mi-scénique s’accorde parfaitement à une action théâtralisée d’autant que les interprètes jouent ici à fond cette tragédie scénique. A cet égard, la palme revient incontestablement à Ludovic Tézier qui incarne de manière étourdissante un Iago à la fois ironique, désinvolte, sarcastique, grinçant mais d’autant plus fourbe, pervers, cynique, manipulateur et pernicieux avec un extraordinaire « art de dire ». Le personnage qu’il dessine est fascinant et l’on finit par imaginer qu’en ôtant la musique il serait tout aussi extraordinaire dans l’incarnation théâtrale du Iago de Shakespeare. Si le comédien est superlatif le chanteur est tout autant fabuleux se jouant de cet emploi avec une facilité déconcertante et pouvant se permettre vocalement de faire passer toutes les inflexions et les intentions du rôle. On pense évidemment à Tito Gobbi qui s’illustrât avec maestria dans Iago mais, sans doute, Ludovic Tézier le surpasse avec la qualité exceptionnelle de son art vocal. Du grandiose « Credo » à la légèreté du dialogue avec Cassio autour du mouchoir et le débit rapide des notes quasiment piquées (on songe à Falstaff) le meilleur baryton français vient une fois de plus démonter qu’il est bien l’un des plus éminents chanteurs actuels sur le plan international (il est au demeurant affiché sur toutes les scènes du monde et dans les plus importants festivals).
On a retrouvé avec bonheur Maria Agresta qui avait été, voici quelques mois seulement, une exceptionnelle Maddalena di Coigny dans Andréa Chenier à l’Opéra de Monte-Carlo(3). Cette artiste, au fil des années, s’est hissée au rang des cantatrices les plus réputées et il n’est qu’à contempler sa biographie pour constater qu’elle aussi se produit dans des capitales lyriques de renom (comme Londres, Milan, New-York, Vienne etc). Sa Desdemona à la fois émouvante et volontaire nous touche particulièrement par la couleur pleine, charnelle, sensuelle de la voix, les aigus largement épanouis et l’art de la mezza-voce complètement maîtrisé (la « chanson du saule » extatique est suivi d’un « Ave Maria » diaphane aux pianissimi d’essence divine). Son engagement scénique est total et nous rappelle l’une des admirables cantatrices-tragédiennes qui brillait dans un répertoire identique : Raina Kabaivanska.
Appelé à l’ultime moment, Arsen Soghomonyan a fait grande impression dans le rôle d’Otello qu’il a chanté à plusieurs reprises, notamment dans des théâtres comme l’Opéra National de Bucarest, l’Opéra de Munich, le Mai Musical Florentin, le Teatro Comunale de Bologne, le Théâtre Marinsky ou encore tout récemment le Théâtre Verdi à Trieste. Outre le répertoire italien, il est reconnu comme un spécialiste des oeuvres slaves comme Guerre et Paix oùil incarne Pierre Bezoukov et également La Dame de Pique de Tchaïkovski où il remporta un significatif succès en Hermann aussi bien au Festival de Baden-Baden qu’à la Scala de Milan avec pour partenaire Asmik Grigorian en Lisa. Son Otello puissant est doté d’une couleur sombre qui vient rappeler que le ténor a débuté sa carrière dans une tessiture de baryton avec Figaro du Barbier de Séville, Germont de La Traviata ou encore Belcore de L’Elixir d’amour. Pour autant il possède des aigus brillants et solides qui lui permettent de rendre justice aux éclats nécessaires du rôle. On pense notamment aux imprécations de la fin du deuxième acte (« Si, pel cielo, marmoreo giuro »). Par ailleurs, le timbre riche de contrastes sert à traduire la subtilité comme la versatilité des états d’âme de ce personnage shakespearien tourmenté.
Autour de l’excellent Cassio de Giovanni Sala aux sonorités claires les autre rôles n’appellent que des éloges : l’Emilia d’Enkeledja Shkoza, le Roderigo de Carlo Bosi, le Lodovico d’Alessio Cacciamini, le Montano de Giovanni Impagliazzo… Et naturellement les choeurs du Teatro San Carlo de Naples en état de grâce.
Au salut final le public a fait à cet Otello un triomphe encore plus important que celui de l’avant-veille pour Le Prophète. Les chœurs ont notamment été longuement applaudis et les interprètes ainsi que l’orchestre ont reçu de longues ovations auxquelles il faut ajouter celles à l’endroit de l’attachante Maîtrise des Bouches-du-Rhône. Au dernier rappel, tous les spectateurs du Grand Théâtre de Provence se sont spontanément levés et ont réservé à l’ensemble du plateau une vibrante standing ovation.
Christian Jarniat
17 juillet 2023
(1) Voir l’article du Prophète : http://www.resonances-lyriques.org/fr/chronique-detail/chroniques-operas/1412-un-prophete-impressionnant-et-somptueux-au-festival-daix-en-provence.cfm.
(2) Michele Mariotti Directeur Musical de l’Opéra de Rome
(3) Jonas Kaufmann prévu pour le rôle-titre d’Andrea Chenier avait, là encore, fait défection.