Avec pour climax central la transcription personnelle de quatre grands moments du Crépuscule des dieux puis la mort d’Isolde, dans la célèbre transcription de Franz Liszt, le récital de piano proposé par Nikolai Lugansky nous entraîne dans l’enchantement d’une soirée placée sous le signe du Romantisme, tel que décliné par Mendelssohn, Chopin et Richard Wagner. Un instant suspendu, lové sur la terrasse du château d’Estoublon-Mogador.
Placée sous la houlette dynamique de Christian Girardin, l’association « les Fêtes des quatre saisons » proposait en ouverture de sa quatrième saison musicale un récital de l’un des pianistes les plus doués de sa génération, le russe Nikolai Lugansky. S’il fallait rechercher un fil conducteur au programme de cette soirée, sans hésitation il faudrait écrire : Romantisme ! Un mot valise certes qui, dans les diverses disciplines artistiques où il est utilisé, ne signifie pas toujours, loin s’en faut, la même chose et qui, dans le domaine musical qui nous occupe ici, constitue à lui seul un continent aux contrées les plus diverses.
C’est assez naturellement que Nikolai Lugansky débute son programme avec un florilège des Romances sans paroles, parmi lesquelles on entendra d’abord un extrait de l’opus 19 puis deux extraits de l’opus 67 pour terminer par un extrait de l’opus 85. Si, comme on le sait, ce sont souvent les éditeurs de partitions qui ajoutent les titres, il n’est cependant pas erroné de considérer que ces « Doux souvenirs » en mi majeur, au lever de rideau, ont pour vocation première de partager avec le public la recherche d’un climat contemplatif : celui de l’éternel retour, thème éminemment – philosophiquement même ! – romantique. Sans jamais traîner, le tempo choisi nous dévoile une architecture en construction, dont l’élément liquide ne sera pas absent ce soir. Si le presto de la célébrissime « fileuse » (Le thème du « Masque et la Plume » sur France Inter !) défile à belle allure et ajoute à la soirée une dimension d’espièglerie bienvenue, le tempo ne s’emballe pas pour autant comme cela peut être le cas chez d’autres interprètes du même opus ! De même, l’allegro leggiero de l’opus 67 n°2 n’est sans doute pas si « léger » que cela pour un piano qui continue à sonner avec beaucoup de densité mais qui ne laisse pas pour autant de côté la dimension interrogative de cette pièce, faite d’étonnements successifs et probablement d’inquiétudes… Ici, c’est l’état romantique de l’attente que Lugansky met en exergue et qui trouvera une forme d’aboutissement résigné dans l’émouvant andante sostenuto de l’opus 85 n°4 au programme.
Si pour certains critiques, le jeu de Nikolai Lugansky n’est parfois pas exempt d’une certaine dureté et d’un côté anguleux, force est de constater que les pièces de Chopin au programme constituent, s’il en était besoin, un parfait démenti à cette opinion. C’est d’abord le Nocturne opus 27 n°2 en ré bémol majeur qui révèle la capacité exceptionnelle du pianiste russe à entraîner son auditoire dans des rubati ensorcelants et à faire flotter la mélodie – si belcantiste, si bellinienne ici – au-dessus du piano. Parallèlement, les accords brisés à la main gauche qui viennent renforcer la mélodie offrent à l’oreille les modulations et les nuances les plus infinies. Ici, la délicatesse du jeu se fait émotion permanente. C’est à nouveau l’idée de « beau chant » qui prévaut dans la ballade n°3 opus 47 même si la stabilité et le legato du thème principal ne dissimulent guère la nécessité d’une urgence dramatique qui couve, avant de basculer vers les cimes les plus hardies de la section finale où le piano s’abîme dans des sonorités plus symphoniques et se fait, déjà, épique.
Sans nous donner le temps de souffler, c’est par la magnifique musique du « lever du jour », au prologue du Crépuscule des Dieux, que notre héros d’un soir amorce la construction de ce mini-Walhalla wagnérien auquel il nous invite maintenant. Pour suivre l’actualité des concerts de Nikolai Lugansky, on connaît bien désormais son attachement à l’œuvre du maître de Bayreuth auquel il a par ailleurs consacré un fort bel album chez Harmonia Mundi1. Géant dans l’histoire de la musique mais aussi de l’esthétique contemporaine, Wagner est pour Lugansky l’artiste par excellence de l’énergie débordante et de la force créatrice. Pour faire mieux percevoir à un public sans doute peu familier de ses leitmotivs la dimension géniale de sa construction, il eut peut-être été plus adapté de proposer une immersion dans diverses pièces extraites de La Tétralogie, et ce d’autant plus que Nikolai Lugansky en avait déjà enregistré certaines transcriptions signées en particulier du pianiste belge Louis Brassin (1836-1884). Ce soir, cependant, c’est uniquement à l’écoute de ses propres transcriptions pour la dernière journée du cycle – Le Crépuscule des Dieux donc – que nous convie un Lugansky soudain transfiguré par la musique de Richard Wagner.
Comme cela a déjà été écrit par d’autres, lors de précédents récitals où le pianiste avait interprété ce programme exigeant, c’est vers une plongée au cœur de cet opéra aux si puissantes sonorités que nous sommes entraînés : le résultat est tout simplement confondant. Pendant près d’une demi-heure, et au-delà de toute facilité d’effets liés à une technique évidemment spectaculaire, le pianiste russe s’évertue à nous faire oublier l’ensorcelant orchestre de Wagner pour nous faire mieux comprendre en quoi l’orchestration de ses opéras a pu fasciner les plus grands virtuoses du piano… au premier rang desquels son illustre beau-père Franz Liszt ! Tout y est ici : couleurs, phrasé – toujours aussi legato comme si Chopin rencontrait Wagner ! – détails les plus infimes, dans le seul objectif de restituer la profondeur et l’intensité dramatique d’une musique qui, sur piano Steinway, dévoile également toute sa nostalgie et, loin d’un héroïsme pangermaniste, sa profonde vulnérabilité. Ici, la lutte des énergies – noires et blanches – se cristallise dans des pages bien connues de l’amateur d’opéra – duo d’amour de Brünnhilde et Siegfried, Voyage de Siegfried sur le Rhin, Marche funèbre de Siegfried, Immolation de Brünnhilde – mais qui, ce soir, semblent se recréer sous nos yeux. C’est presque avec évidence que ce programme se referme sur la superbe transcription qu’a consacré Liszt à la Mort d’Isolde : l’élément aquatique, là encore, est prépondérant pour des flots qui entourent la dépouille des deux amants et qui, tour à tour, assombrissent et irisent le clavier de Nikolai Lugansky.
Comme un retour aux sources, ce sont des compagnons de route de toujours, Rachmaninov – lui aussi transcripteur de Wagner ! – (Prélude opus 23 n°5) et Bach (Cantate BWV, 147 « Jésus, que ma joie demeure ») qui viennent, en bis, parachever le puissant édifice de Nikolai Lugansky , tout entier d’équilibre sensible et de liberté de ton.
Une soirée rare.
Hervé Casini
13 juin 2024
1 Richard Wagner –Famous Opera Scenes : transcriptions extraites de L’Or du Rhin, La Walkyrie, Le Crépuscule des dieux, Parsifal, Tristan et Isolde – Nikolai Lugansky, piano. Harmonia Mundi, 2024.
Les artistes
Piano : Nikolai Lugansky
Le programme
Felix Mendelssohn- Bartholdy, Romances sans paroles : Opus 19 n°1 en mi majeur « Doux souvenirs » ; Opus 67 n°4 en ut majeur « La fileuse » ; Opus 67 n°2 en fa dièse mineur « Illusions perdues » ; Opus 85 n°4 en ré majeur «Élégie ».
Frédéric Chopin, Nocturne opus 27 n°2 en ré bémol majeur ; Ballade n°3 opus 47 en la bémol majeur
Richard Wagner, transcriptions extraites du Crépuscule des Dieux ; Mort d’Isolde (transcription Franz Liszt)