Le Ring 2022 au Festival de Bayreuth

Le Ring 2022 au Festival de Bayreuth

DROIT DANS LES YEUX

Tous les commentateurs lyriques se déchaînent pour décrire les péripéties du Ring 2022 présenté au Festival de Bayreuth dans la version scénique imaginée par Valentin Schwartz. J’ai été très surpris par le fait qu’une belle unanimité se dégage pour commenter en tout premier lieu les divagations plus ou moins extravagantes du metteur en scène qui a conçu son propos en faisant clairement référence à une série genre « Netflix », et que l’aspect de l’exécution musicale proprement dite n’est traité qu’en dernier ressort, un peu comme si la musique n’était devenue dans « l’atelier lyrique » qu’est aujourd’hui le festival de Bayreuth qu’un appendice du récit.

Je fréquente chaque année depuis un quart de siècle la colline verte et je suis toujours frappé par l’extraordinaire qualité de l’orchestre et l’acoustique inimitable du lieu. Le moment ou les musiciens en shorts et tongs vienne saluer à la fin du Crépuscule des Dieux demeure tout à fait magique. Cornelius Meister accouru tardivement pour remplacer le chef d’orchestre finlandais Pietari Inkinen frappé par le Covid a dû découvrir dans l’urgence les secrets d’une fosse d’orchestre et d’un théâtre où tout a été conçu pour que les voix se détachent ostensiblement de la masse orchestrale. Si quelques hésitations sont perceptibles dans la péroraison d’ouverture de L’Or du Rhin et dans la chevauchée plutôt timide des Walkyries, le discours acquiert lors des deux dernières journées une intensité profonde et bouleversante notamment dans le réveil de Brunhilde et l’exposition finale du thème de la rédemption par l’amour. Pas de fine bouche donc de ma part, l’orchestre et les chœurs du Festival de Bayreuth sont indiscutablement les meilleurs au monde pour rendre justice à la puissance et au romantisme wagnériens dans une architecture sonore qui, ne l’oublions pas, est elle aussi unique au monde.

Au regard du plateau vocal, la critique est aisée mais une fois de plus l’art de constituer une distribution homogène fort difficile. Où trouver aujourd’hui une Brunhilde capable de soutenir la tessiture du rôle, et que dire de l’emploi de Siegfried qui a terrassé sur cette même scène du Festspielhaus plusieurs ténors dans un passé pas si lointain ? Je prendrai le contrepied de beaucoup de chroniqueurs en disant qu’il est opportun de faire appel à plusieurs chanteurs pour un même rôle afin de soulager les voix qui sont aujourd’hui trop sollicitées. Au petit jeu des comparaisons, le Wotan de Tomasz Konieczny au timbre d’airain et à la projection fulgurante éclipse la prestation scéniquement élégante mais vocalement discrète d’Egil Silins. Chez les Brunhilde, Daniela Kohler fait valoir un instrument dont la fraîcheur colore le réveil de l’héroïne d’une émotion qui a fait frissonner la salle alors qu’Irène Theorin apparaît plus irrégulière, handicapée par une voix dont l’usure est désormais nettement perceptible. Lors de sa prestation à New York dans la production Lepage, Andréas Schager semblait irrésistible et invincible, son Siegfried du premier acte est du même calibre, rien ne semble pouvoir s’opposer à la tornade Schager, mais le flamboyant heldenténor aura bien du mal à terminer la représentation, au bord de la rupture et épuisé au dernier acte. Une faiblesse dont le public ne lui tiendra, à juste titre, pas rigueur. Stephen Gould a semblé quant à lui un peu émoussé, sans doute éprouvé par les cadences infernales des programmations estivales… Ce Ring a connu quelques moments d’exception, le premier acte de La Walkyrie est sans nul doute l’un des plus aboutis des récentes productions vues à Bayreuth avec un trio de niveau stratosphérique, Lise Davidsen incandescente Sieglinde dont la première (et seule pour ce qui la concerne) évocation du thème de la rédemption par l’amour a littéralement fait chavirer le public du Festpielhaus, Klaus Florian Vogt, Siegmund enfiévré arborant une ligne de chant d’un romantisme flamboyant et Georg Zeppenfeld qui campe un Hunding d’une noirceur terrorisante.

Impressionnant également le tandem Hagen/Gunther réunit Albert Dohmen et Michael Kupfer-Radecky. Le premier nommé est une valeur sure et incontestée du lied et du répertoire wagnérien, doté d’une expression vocale marmoréenne et d’un timbre sombre, le second affiche des accents d’un dynamisme et d’une puissance redoutables. Pas de déception pour tous les autres rôles, exception faite de l’oiseau d’Alexandra Steiner, dont le soprano s’avère trop lyrique et un peu heurté, là ou des sonorités éthérées et alanguies seraient plus opportunes. Olafur Sigurdarson dessine un Alberich percutant, Christa Mayer est toujours irréprochable, affichant des notes graves d’une belle couleur fauve dans les deux emplois de Fricka et Waltraute, Okka Von Der Damerau campe une Erda abyssale, Wilhlem Schwinghammer et Jens- Erik Aasbo sont de solides géants (reconvertis pour l’occasion en promoteurs ou architectes exigeants) et Daniel Kirch et Arnold Bezuyen investissent chacun avec malice et parfois humour les personnages de Loge et Mime. Elisabeth Teige enfin, vocalement rayonnante, s’accommode des tenues ahurissantes de Gutrune et se glisse avec aisance dans les habits de déesse de Fricka.

Globalement tout ce petit monde fait de son mieux pour s’adapter scéniquement au discours à première vue échevelé du jeune metteur en scène Valentin Schwartz qui réserve son lot de surprises, mais qui, c’est certain, connaît la vie de Richard Wagner mieux que quiconque. Au premier acte de La Walkyrie, Sieglinde promène ostensiblement un joli ventre rond et à n’en pas douter adopte une démarche de femme enceinte. Tempête sous les cranes des spectateurs… ça alors, Madame Davidsen est enceinte, mais non, donc Hunding est le père ? Bref chacun se pose la question, mais qui est le père ? In fine on comprendra que l’heureux papa n’est autre que Wotan, réduit dans la vision Schwartz a un infâme séducteur, nouveau riche calculateur et arrogant. Mais que nous dit Siegfried « Comment était mon père ? » Il faut savoir que Wagner lui-même ne parvenait pas à se rassurer et que le doute sur l’identité de son père Wagner ou Geyer réapparaît dans la totalité de son œuvre musicale et dramatique …

Lise Davidsen et Klaus Florian Vogt ©Enrico Nawrath

                                                                                                                     

Une autre incursion extraordinairement bien renseignée du jeune metteur en scène autrichien dans la vie de Richard Wagner consiste à utiliser des marionnettes et même à recréer dans l’encadrement d’une fenêtre un mini Théâtre. Souvenez-vous, Richard est tout jeune, Geyer lui a offert un théâtre de marionnettes pour lequel il va sculpter des figurines…et à l’âge de dix ans, au Burgberg, il dirige une pièce et prête sa voix à chaque personnage… Cette rencontre, qui fut symptomatique avec les puissances occultes du théâtre, va marquer toute la vie du compositeur. Et que dire encore du cheval Grane « travesti » en homme dans la vision Schwartz ? Le journal de Cosima fourmille d’anecdotes et de témoignages de Wagner sur l’amour qu’il portait aux animaux. Il les considérait comme des êtres humains et parle de véritable amitié au sujet de la relation qu’il peut nouer avec certains d’entre eux. Et il leur prête couramment des sentiments… Et pour finir quelle idée géniale de substituer un enfant au trésor des filles du Rhin ! L’enfant, encore plus lorsqu’il est à venir, n’est pas autre chose que le symbole d’un univers débarrassé de ses conflits, le fœtus est annonciateur de la réussite du couple et comme le dit Hans Sachs à l’acte III des Maîtres chanteurs « C’est aux enfants qu’on voit si vous avez réussi à former un couple harmonieux ». Ainsi l’image finale des deux fœtus enlacés de ce Ring, laisse-t-elle la porte ouverte à toutes les réussites et à tous les échecs. Le propos dans son ensemble est donc complètement et insolemment wagnérien et puise son inspiration au plus profond de l’enfance du compositeur, de ses doutes, de son initiation au théâtre, de son penchant pour l’anthropomorphisme et de sa foi dans l’acte d’amour rédempteur et l’enfantement.

Olafur Sigurdarson ©Enrico Nawrath

                                                                                                      

Mais ce Ring a aussi un autre mérite, il regarde notre siècle droit dans les yeux. Notre siècle où il convient d’afficher sa réussite, où les familles se déchirent et s’entre-tuent, où l’on abuse des enfants, où le vieillissement est un naufrage, où la chirurgie esthétique est un recours incontournable, et où la nature est ignorée… Délaissant délibérément les facettes naturalistes et fantasmagoriques traditionnelles Valentin Schartz nous raconte une guerre de clans familiaux, en gros ceux qui ont échoué (Alberich, Hunding, Hagen) vont tenter de faire trébucher ceux qui ont réussi (Wotan, Brunhilde). Les fils de l’intrigue sont parfois difficiles à démêler car le public n’a pas accès à tous les codes du créateur, et l’apparence théâtrale peine souvent à s’adapter au texte originel, il reste quelques années au metteur en scène pour régler et améliorer son propos et le rendre plus abordable pour le public. In fine, les deux clans s’anéantissent dans un monde ou la nature et la poésie sont désormais absentes… mais la vie continue. Un ouragan de huées est venu saluer ce spectacle au soir de la clôture du premier cycle, mais, à l’issue du second cycle, les deux parties se sont plutôt neutralisées. La critique, quant à elle, dézingue à tout va cette production… mais seule l’histoire nous dira si la version Schwartz parviendra à s’imposer… ou pas.

Yves Courmes.

                                     Valentin Schwartz, photo Daniel Karmann/picture alliance, via Getty Images
Photos  du Ring : Enrico Nawrath

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