Troisième phalange du Royaume de Belgique à se produire en invitée à l’Auditorium après l’Orchestre Philharmonique Royal de Liège et l’Orchestre National, Anima Eterna Brugge suscite la curiosité chez la fine-fleur des mélomanes. Fondé en 1987 par Jos van Immerseel – d’abord dans l’esprit d’un orchestre baroque – actuellement en résidence au Concertgebouw de Bruges, l’ensemble flamand étend progressivement son champ d’exploration jusqu’au post romantisme. Ses interprétations “historiquement informées” dans ce secteur précis accèdent à une juste renommée, surtout depuis que le dynamique espagnol Pablo Heras-Casado figure parmi les principaux chefs le dirigeant, en alternance avec Giovanni Antonini entre autres, pour nous cantonner aux plus remarquables zélateurs enfiévrés du concept.
Un désarmant sentiment d’éternité vous étreint qui, sans effacer la sensation persistante d’un parcours irrégulier, laisse sur une poignante impression
L’ombre du Maître de Bayreuth plane sur ce concert constitué de deux parties d’inégales durées vouées à des compositeurs s’inscrivant dans la mouvance post-wagnériste au sens large. L’on songe d’ailleurs qu’une page orchestrale de Richard Wagner aurait pu, dans un souci de meilleur équilibre, ouvrir sans peine la soirée : sans trop espérer l’ouverture de Die Feen (ne rêvons pas tout haut !), du moins celle pour le Faust de Goethe voire les préludes du I de Lohengrin ou Parsifal auraient été idéalement en situation.
Ce regret légitime formulé, place aux Rückert-Lieder de Gustav Mahler. Apparaissant dans une robe vert émeraude d’une noble simplicité, Dame Sarah Connolly exécute de mémoire sa partie, ce dont on lui sait un gré infini. En revanche, le parcours se révèle inégal, même sans suivre l’ordre primitif des numéros. Tour d’horizon informel.
Pour un Ich atmet’ einen linden Duft d’une fraîche simplicité non calculée, son Blicke mir nicht in die Lieder, pourtant nanti d’une belle assise dans le registre grave, souffre de consonnes peu marquées. Le chef cisèle la partie orchestrale avec un soin tout particulier du détail poétique (quels bois envoûtants !) mais ne peut pallier aux déficiences sournoises dont se trouve affectée sa soliste. Gardez-vous, amis lecteurs des conclusions hâtives : ce n’est point faire injure à la cantatrice réputée que de constater, désormais, une érosion des moyens apte à trahir ses intentions. Malgré tout, une fugace intonation incertaine ou l’apparition d’un vibrato expansif sur les valeurs longues dans Ich bin der Welt abhanden gekommen se nomment ergotage lorsque l’on a la chance d’entendre un Um Mitternacht aussi intensément ressenti.
Plus problématique, le volume naturel délivré demeure insuffisant dans les dernières mesures, où l’orchestre – qu’on ne peut davantage retenir sans trahir l’auteur – submerge les meilleures aspirations. Au reste, des auditeurs placés au balcon nous confirment à l’entracte que la mezzo-soprano “passe” avec difficulté jusqu’à eux. Malgré tout, la juste pulsation avec Liebst du um Schönheit s’installe immédiatement. Le sens des mots pallie, dans un art suprême de diseuse, à l’usure vocale. Un désarmant sentiment d’éternité vous étreint qui, sans effacer la sensation persistante d’un parcours irrégulier, laisse sur une poignante impression. Juste une doléance à exprimer : l’absence de surtitrages constitue une regrettable carence pour les auditeurs non germanophones. Systématiser cet outil lors des auditions de compositions avec textes (en bilingue et pour tous les idiomes, d’ailleurs) ne constituerait pas un vain luxe, surtout en 2024, où les moyens technologiques surabondent jusqu’à l’asphyxie. Das wäre, sicher, ein Fortschritt… !!!
Apporter un bref mais indispensable éclaircissement philologique
En cette année marquant d’importantes commémorations pour, notamment (dans l’ordre chronologique des naissances) Viotti, Spontini, Smetana, Fauré, Puccini et Busoni, le bicentenaire de la naissance d’Anton Bruckner n’a pas été oublié par l’Auditorium. Après une étourdissante Symphonie N°8 en ut mineur par l’ONL sous la direction de Simone Young en février, le choix de Pablo Heras-Casado s’est ce soir porté sur la Symphonie N°3 en ré mineur, dite “Wagner”. Exécutée seulement à deux reprises à l’Auditorium auparavant, cette partition dédiée à l’auteur de Tannhäuser bénéficie, ce nonobstant… d’une première lyonnaise !
Afin d’apporter un bref éclaircissement philologique, rappelons que Bruckner, peu confiant en lui-même, révisa à maintes reprises certaines œuvres, souvent à l’instigation d’amis, de chefs d’orchestre, quand ce ne furent pas ses élèves. Dans ce domaine, la présente Symphonie N°3 détient le triste record en nombre de révisions, puisque son auteur en réalisa trois : en 1874, 1877 et 1889. Lors des deux seules exécutions lyonnaises antérieures, l’on entendit Jun Märkl assurer superbement en décembre 2007 la création locale [sic !], optant pour la mouture 1877, dans l’édition Nowak. Le 17 février 2010, Les Wiener Philharmoniker en tournée jouèrent celle de 1889 (édition Nowak également) sous la direction un peu granitique de Lorin Maazel.
Contrairement à une croyance ressassée par moult musicographes mais erronée, l’autographe du Ur-Text a disparu. Seule a subsisté une copie corrigée (NB : avec les raccords subséquents) du conducteur, adressée à Wagner, son dédicataire. Ce dernier avait expressément demandé à Bruckner, pendant sa visite à Bayreuth en août 1873, la suppression des citations textuelles empruntées à ses opéras depuis Rienzi. Par conséquent, la mouture que nous entendons aujourd’hui – la première jamais éditée – ne correspond, en réalité, qu’à la deuxième entièrement de la plume du Maître de Saint Florian, ce sans tenir compte des révisions contestables apportées par des tiers après sa mort. D’où l’étonnement de certains confrères, déçus dans leurs vaines tentatives d’identification des textuelles citations wagnériennes, présentes seulement dans le manuscrit princeps, hélas introuvable. Quelques réminiscences, dans l’esprit des paraphrases lisztiennes, ou un vague climat restent donc seuls décelables.
Une conception remontant le fil des sources interprétatives jusqu’aux origines, produisant un singulier effet hypnotique
Dirigeant à mains nues, Pablo Heras-Casado impose d’emblée une appréciable fermeté à sa phalange, disposée à la viennoise : violons I à Jardin, violons II à Cour, contrebasses centrées au fond, timbales sur la droite. Les sonorités surprennent agréablement dès le 1er mouvement [22’40’’]. Confessons que nous n’espérions guère une aussi considérable ampleur ni une telle rondeur phonique. Seule une relative sécheresse dans les tutti trahit la présence d’instruments d’époque. Ceci posé, le chef aère la substance, clarifie au maximum les plans sonores avec un fier dynamisme. Bien qu’adoptant ici des tempos globalement soutenus, il sait faire respirer son discours. Le 1er thème ne traîne jamais, le 2ème conserve sa courbe enveloppante, sans précipitation. Juste un point à déplorer : l’incertitude des trompettes, qui multiplient les accrochages ou scories jusqu’au terme du concert. À cette réserve près, l’aventure s’avère passionnante, soutenant constamment l’attention, par le biais d’une inéluctable tension, à laquelle concourent abondamment des cordes d’une robustesse tellurique.
L’Adagio [16’50’’] voit son indication « Feierlich » [Solennel] somptueusement servie par des archets décidément exceptionnels, d’une chaleur communicative. Au sommet : un chant des pupitres d’altos qui captive l’attention infiniment plus qu’à l’accoutumée, accédant à un relief inusité, saisissant. Ce qui subsiste ici d’échos wagnériens dans certains segments revêt une splendide parure. Tout du long, ce mouvement lent profite d’une conception remontant le fil des sources interprétatives jusqu’aux origines, produisant un singulier effet hypnotique.
Jamais assez on ne le soulignera : Bruckner a toujours réussi ses scherzos. Or, nous voici pour la première fois dérouté dans la restitution de celui-ci [5’11’’]. Car, d’une part la netteté laisse franchement à désirer dans les parties A et A’, quand, d’autre part, la vélocité excessive nuit à l’épanouissement d’une subtile orchestration, que l’on pourrait croire – à tort, ici – brouillonne. En revanche, les échos de Ländler de la section trio adoptent une rusticité accrue.
Pour le Finale [15’], le très vif tempo choisi dès l’incipit modifie singulièrement la physionomie du thème tourbillonnant, lui ôtant toute grandeur menaçante. Si cet aspect ne convainc guère, les développements du deuxième sujet accèdent à une surprenante démesure, tandis que le troisième matériau se métamorphose positivement, arborant une parure neuve mais séduisante, presque insouciante, comme détachée des contingences terrestres. Portons enfin au crédit des exécutants une absolue réussite dans la perception des enchevêtrements polyphoniques inhérents à la conclusion, ici d’une dimension supérieure, cosmique !
Au terme d’un aussi fascinant itinéraire, mené en seulement 60’41’’1*, rappelons à nos lecteurs que, le 26 avril prochain, Nikolaj Szeps-Znaider dirigera céans l’O.N.L dans la Symphonie N°7 en Mi Majeur. Nous les engageons vivement à assister à cet évènement. Formons un vœu ardent : que cette suite d’hommages ouvre une nouvelle ère pour Anton Bruckner à Lyon, avec, dans les saisons à venir, la programmation systématique d’un ouvrage pris dans son noble catalogue. Rappelons, une fois encore, que ses symphonies N°1 “Linzer” et N°5 attendent toujours leurs créations lyonnaises… !
Patrick FAVRE-TISSOT-BONVOISIN
1À titre purement indicatif : dans leurs gravures, parmi les pionnières, Eliahu Inbal (TELDEC 1983) et Georg Tintner (NAXOS 1998), effectuent le même parcours en, respectivement, 65’33’’et 77’34’’.