Quand j’ai commencé à fréquenter les opéras – voici cinq décennies –, leurs directeurs étaient des personnages impressionnants, vivant parmi une sphère peu reliée au monde extérieur. Le contraste entre eux et leurs actuels successeurs est frappant. Ces derniers peuvent montrer une agréable décontraction, faire vite preuve d’humour et formuler des observations judicieuses sur la société. Ils ont assez souvent une formation intellectuelle avancée. Ainsi, Alexander Neef, présidant aux destinées de l’Opéra de Paris, a-t-il étudié le latin pendant quatorze ans.
Le métier de directeur d’opéra a beaucoup changé. La stabilité représentée par un public abondant n’est plus là. La sécurité budgétaire de jadis a disparu. Le renouvellement des générations est déficient. Les pouvoirs publics demandent – dans une France en proie à diverses crises – aux directeurs d’opéra d’exercer des activités complémentaires : recherche de mécènes, accueil de manifestations extérieures, réalisation d’actions pédagogiques qui devraient être réservées au ministère de l’Éducation nationale. Les responsables des théâtres lyriques sont touchés par de vifs débats relatifs à la mission des établissements dont ils ont la charge. Cet été, la presse nationale s’est de nouveau interrogée à ce sujet.1 Mais l’État ne plaisante pas avec un pareil thème. Le ministère de la Culture a, à cet égard, fait de l’Opéra de Limoges une scène conventionnée d’intérêt national.
Alors que la saison 2023-2024 approche, il s’avère intéressant de se pencher sur le profil et les réalisations projetées par les directeurs des institutions de Limoges, Nancy, Nice, Rennes et Strasbourg.2 Cette liste n’est pas exhaustive. Mis à part Alain Mercier, un sexagénaire exerçant à l’Opéra de Limoges, leur moyenne d’âge est de 45 ans. Leur benjamin est Matthieu Dussouillez (*1985), à la tête de l’Opéra national de Lorraine. Tous luttent contre l’idée reçue selon laquelle « l’opéra serait devenu un art tout à fait déconnecté de la réalité du monde actuel ».3 Ces directeurs déploient une programmation jeunesse devenue, par exemple et grâce à Bertrand Rossi (*1973), une section du menu 2023-2024 de l’Opéra de Nice. L’attractivité constitue un impératif majeur, en vertu du besoin de provoquer des surprises corsées. Sinon, l’art lyrique sera pour toujours étranger à l’univers culturel des nouvelles générations. Les établissements abordés au long de cet article ne reprennent plus les humeurs de Gérard Mortier (1943-2014) lorsqu’il s’énervait devant le public fasciné par les ors des salles de spectacle. L’Opéra de Limoges accueillera même – signe des temps – des distributions de vivres organisées par le Secours populaire.
Finies les époques où, comme dans le Strasbourg des années 1970 et le Bordeaux du début des années 1990, des lignes de crédit considérables étaient accordées au chef d’orchestre Alain Lombard (*1940) pour qu’il réunisse des distributions d’envergure internationale. Les conséquences de la COVID-19 et les errements d’élus parfois hostiles à la culture soi-disant « élitiste » ( ?) compressent les saisons, abaissent le nombre des levers de rideau, diminuent la quantité des productions. Mais, en dépit de telles contraintes, Rouen, conduit par Loïc Lachenal (*1978), n’hésite pas à montrer Tristan et Isolde. Rennes, où officie Matthieu Rietzler (*1981), propose des trésors de haut raffinement : Le Couronnement de Poppée de Monteverdi, comme Béatrice et Bénédict de Berlioz.
La place de la musique contemporaine devient moins congrue qu’autrefois. Alain Mercier : « la première de nos responsabilités est […] d’élargir notre champ de vision. » Du côté de Nice, l’ouverture de saison vouée à Lakmé de Delibes sera suivie par 200 Motels – The Suites de Frank Zappa (1940-1993) et par Guru de Laurent Petitgirard (*1950). Autrement dit, un grand écart esthétique sera présent. À Strasbourg, la saison planifiée par le Suisse Alain Perroux (*1971), débutera sur une création mondiale, effectuée en concertation avec le Festival Musica. Elle permettra de découvrir Don Giovanni aux enfers, partition du compositeur danois Simon Steen-Andersen (*1976), vivant à Berlin. Ici et là, la danse contemporaine sera valorisée.
On assistera au renforcement d’un phénomène récent : la scénarisation d’œuvres de musique sacrée ou d’oratorios. Limoges proposera une adaptation dramatique de la Grand-Messe en ut mineur Kv. 427 de Mozart, tandis que Nancy offrira La Création de Haydn, immense chef-d’œuvre vêtu de théâtre à l’esthétique up to date grâce aux activités européennes du groupe Opera-in-Transition. Il explore le potentiel des technologies numériques. Dernier point commun dans les cinq villes ici abordées : l’élargissement du répertoire. Nancy se distinguera grâce à une rareté avec Le Lac d’argent de Kurt Weill, crée début 1933, juste avant l’arrivée des nazis au pouvoir en Allemagne.
Strasbourg révélera la seconde production scénique – depuis 1931 – de Guercœur, somptueuse partition devenue un mythe, signée Albéric Magnard (1865-1914). Ardent dreyfusard et grand espoir de la musique française au tout début du 20ème siècle, Magnard fut parmi les victimes des combats de la Première Guerre mondiale.
Tous ces changements fascinent le compositeur Benoît Menut (*1977), lui-même auteur d’un ouvrage lyrique et connu pour sa vivacité intellectuelle.4 Mais il note « l’absence d’individus issus de la diversité dans les désignations de directeurs ».5 Encore faudrait-il avoir des candidat(e)s répondant aux critères de ce type de recrutement. Un peu de patience !
Dr. Philippe Olivier
1er septembre 2023
1 On se référera, entre autres, au Roi des arts en échec, la chronique de Michel Guerrin parue dans Le Monde du 8 juillet 2023, comme au brûlot lancé le 13 août de la même année par une certaine Julia Le Brun sur la publication nommée Le Causeur.
2 Fondé en 1972, l’Opéra national du Rhin est chargé de l’activité lyrique à Strasbourg, Colmar et Mulhouse. Il est devenu opéra national en 1997.
3 Michel Guerrin : Le Roi des arts en échec, in Le Monde, 8 juillet 2023.
4 Il s’agit de Fando et Lis opus 79, donné en création mondiale à l’Opéra de Saint-Étienne en 2018. Benoît Menut écrit actuellement un ouvrage lyrique d’après Micromégas, un célèbre conte philosophique de Voltaire.
5 Entretien téléphonique avec l’auteur, 14 août 2023.