Bertrand Rossi, Directeur général de l’Opéra de Nice, s’est exprimé, à plusieurs reprises et en diverses circonstances, sur la dernière production lyrique de la saison 2022-2023 La Bohème qu’il considère comme sans doute l’un des chefs-d ’œuvres de l’opéra et peut-être aussi l’un des plus connus du répertoire lyrique avec Carmen. Il y a, bien entendu, depuis sa création au Teatro Regio de Turin en 1896 des milliers de représentations dans tous les pays du monde. En cette année où l’on célèbre le centenaire de la disparition de Puccini, elle se devait donc d’être à l’affiche de l’Opéra de Nice.
Mais pourquoi réaliser, souligne Bertrand Rossi, une nouvelle production si ce n’est seulement pour reconstituer ce que l’on a déjà fait plus d’une centaine de fois ?… S’il ne s’agit que de mettre la porte de la mansarde des étudiants du premier acte à droite plutôt qu’à gauche ?… Une telle démarche ne présenterait strictement aucun intérêt d’autant que pour ceux qui viennent régulièrement à l’opéra, c’est un ouvrage archi-connu. S’est donc posée la question en ces termes : « Que veut dire La Bohème aujourd’hui ? » Il fallait donc porter un autre regard sur le drame lyrique de Puccini et, de manière plus générale, s’interroger sur la manière d’interpréter un opéra de nos jours ?
« L’interprétation » est en effet le maître-mot de ce questionnement. Et Bertrand Rossi de citer le chef d’orchestre Daniele Callegari, qui est à la baguette : « Il a sa propre conception de la direction qui lui appartient, il porte son propre regard sur la partition et il ne va pas diriger La Bohème comme tel autre chef d’aujourd’hui ou mieux encore comme tel autre chef d’il y a un siècle, par exemple comme Toscanini »(1). Il en va de même pour les chanteurs : Cristina Pasaroiu qui chante Mimi, ne va pas l’interpréter comme par exemple dans le passé Renata Tebaldi. Chacune a sa propre vision de l’interprétation et du chant. Pourquoi donc, un metteur en scène devrait éternellement recréer la même scénographie (décors et costumes) ou suivre à la lettre les mises en scène antérieures sans pouvoir apporter sa propre vision de l’ouvrage ? On le sait la mise en scène au théâtre comme à l’opéra, est en perpétuelle évolution, ce qui démontre qu’il s’agit d’un art vivant et pas du tout celui figé à l’instar d’une pièce de musée.
Bertrand Rossi a donc souhaité s’entourer d’une équipe ayant l’habitude de travailler ensemble. Kristian Frédric, metteur en scène et Daniele Callegari, chef d’orchestre se connaissaient très bien, non seulement parce qu’ils ont partagé en commun des expériences professionnelles(2) mais également parce qu’ils éprouvent de concert un amour pour la ville dans laquelle ils résident, à savoir Venise. Cette équipe a été complétée par Philippe Miesch pour les décors et les costumes(3), par Yannick Anché pour les lumières et Dominique Jaussein pour les « photos-tableaux » qui descendent des cintres après l’expiration de l’héroïne(4).
L’amour, la fête, l’impulsion de vie, l’insouciance joyeuse, puis les rêves brisés, la pauvreté, la maladie, la mort, tels sont les thèmes de l’un des plus bouleversants drame lyrique dans lequel Puccini, s’inspirant des Scènes de la vie de Bohème de Murger, parvient à un équilibre miraculeux entre romantisme et vérisme, humour, tendresse et nostalgie. Transposant dans les années 1990 tout ce petit monde de liberté, d’audace artistique, sociale, sexuelle aussi, Kristian Frédric a pris le parti de remplacer la phtisie (tuberculose) cette maladie courante au XIXe siècle par son équivalent actuel le VIH (Sida) qui véhiculait, à l’achèvement du XXe siècle, la même sorte de stigmatisation sociale et entraînait la même fin inéluctable.
On renverra ici le lecteur à la chronique « Événements » de notre site(5) dans laquelle Kristian Frédric s’explique en détails sur sa conception de la mise en scène de l’opéra de Puccini. Cette « transposition » continue à nous conter l’histoire d’un groupe de jeunes amis, de jeunes artistes, qui vivent dans une folle insouciance qui ont soif d’expériences, soif d’amour, qui ont l’avenir devant eux… Et soudain, la maladie frappe… « C’est ce choc émotionnel d’être fauché en pleine explosion de vie au moment d’avoir envie de la croquer ».
Les tableaux demeurent d’un certain « classicisme » (Atelier de l’acte 1, Café Momus à l’acte 2 etc.) et la direction d’acteurs est précise et cohérente. On est très loin des extravagances de la production de l’Opéra de Paris dans laquelle Claus Guth enferme les protagonistes dans un vaisseau spatial en route pour un ultime voyage et qui échoue sur une étoile indéterminée avec, en épilogue, l’agonie de Rodolphe que Mimi contemple rêveuse !
Pour la cinquième fois Cristina Pasaroiu foule les planches de l’Opéra de Nice (après Adriana Lecouvreur en 2014, La Juive et La Traviata en 2015 et Les Huguenots en 2016). On a retrouvé le timbre charnel, fruité et sensuel de la soprano roumaine dont la voix de grand lyrique s’épanouit dans un registre aigu somptueux. Elle délivre une Mimi à la fois libérée (voire délurée) et pour autant attachante sachant varier les couleurs et jouant avec habileté sur le souffle pour apporter toutes les nuances vocales requises qui crédibilisent une scène de la mort particulièrement émouvante. En Rodolfo, Oreste Cosimo confirme son excellente prestation d’Edgardo dans Lucia di Lamermmoor au mois de février sur cette même scène. Le répertoire belcantiste constitue sans conteste davantage son terrain d’élection, pour autant son Rodolfo séduit par son sens inné du phrasé, l’homogénéité de sa ligne de chant, ainsi que par la clarté de son articulation. Outre le physique du rôle le comédien emporte l’adhésion par son engagement interprétatif.
Serban Vasile n’est pas un inconnu du public niçois : il fut successivement le sans-culotte Matthieu dans Andrea Chenier en 2019 et le prince Yeletski dans La Dame de pique en 2020. Son Marcello (alias – pour la circonstance – Andy Warhol) charismatique, percutant et brûlant les planches fait valoir une voix ample, longue et chaude. Melody Louledjian en star hollywoodienne (Marylin ?) manteau blanc passé sur un corset qui moule son anatomie exécute au Café Momus un grand numéro de music-hall chantant son air « Quando me’n vo » sur le comptoir avec un aplomb certain trouvant ensuite de forts beaux accents dans les actes ultérieurs. Heureuse découverte que celle de Jaime Eduardo Pialli qui campe un Schaunard extraverti et exubérant constamment en mouvement et doté de moyens aussi inhabituels qu’impressionnants dans pareil emploi. Andrea Comelli en Colline détaille avec sobriété les couplets de « Vecchia zimarra ». Particulièrement bien dessiné le Benoît de Richard Rittelmann est aussi parfaitement assuré sur le plan vocal. Alcindoro croqué par Eric Ferri n’est pas sans rappeler le François Pignon de Jacques Villeret dans Le Dîner de cons de Francis Veber. Impressionnant messager de la mort le Parpignol de Gilles San Juan se glisse dans le costume d’un maléfique Coppélius tenant entre ses doigts le trophée funèbre d’une poupée désarticulée qui reviendra sur le lit mortuaire de Mimi. Mentions à décerner à l’impeccable chœur de l’Opéra de Nice ( sous la direction de Giulio Magnanini) ainsi qu’au chœur d’enfants (sous la houlette Philippe Négrel).
Cette Bohème doit aussi beaucoup au Directeur musical de l’Opéra de Nice Daniele Callegari qui vient ici démontrer que s’il connaît comme peu le répertoire de Verdi il sait, avec le même bonheur, s’illustrer dans le vérisme en balayant les qualificatifs péjoratifs dont ce mouvement fut à tort affublé en son temps (et qui n’ont fort heureusement plus cours aujourd’hui). Il n’y à au demeurant chez Puccini ni prosaïsme, ni vulgarité et le chef milanais vient l’affirmer avec éclat en faisant exhaler de cette partition foisonnante et luxuriante toute la poésie et l’alternance de joie et d’émotion qui la parcourt et en s’attachant d’une part à mettre en valeur tous les contrastes et toutes les nuances et d’autre part en se montrant précis et attentif aussi bien à l’égard des solistes que du chœur. Un authentique chef de théâtre à la tête d’un Orchestre Philharmonique de Nice en état de grâce !
Comme ce fut le cas dans Macbeth en mai 2022 et Falstaff en mars 2023, les précipités qui permettent les changements de décors et de costumes ont été utilisés pour des projections. Plus exactement entre le tableau 1 et 2 s’intègre un reportage vidéo sur Freddie Mercury et entre les tableaux 3 et 4 une compilation audio d’interviews de personnes atteintes du sida. Une partie du public a réagi en manifestant bruyamment sa désapprobation(6). Ces incidents ont créé en quelque sorte le « buzz » dans la presse locale et nationale. Pareille « polémique » a au moins le mérite de démontrer que l’opéra est un art bien vivant s’il provoque de telles controverses. Ne convient-il pas en pareil cas de s’en remettre à l’adage pertinent : “ Qu’on en parle en bien ou qu’on en parle en mal l’essentiel est qu’on en parle » ? La pire des choses étant l’indifférence !… Ce qui n’était nullement le cas pour cette Bohème dont les artisans et interprètes ont, en l’occurrence, été longuement et chaleureusement applaudis in fine aux saluts.
Christian Jarniat
2 juin 2023
(1) Arturo Toscanini, âgé de seulement 29 ans, dirigea la création de « La Bohème » en 1896
(2) Notamment Cavalleria Rusticana et I Pagliacci à l’Opéra du Rhin en 2017.
(3) A noter que les décors et les costumes ont été réalisés au centre de production de l’Opéra de Nice à savoir la Diacosmie
(4) Dominique Jaussein est le photographe officiel de l’Opéra de Nice depuis 2010
(5) Voir dans la rubrique « Evénements » de Résonances Lyriques les propos de Kristian Frédric metteur en scène de « La Bohème » à l’Opéra de Nice
http://www.resonances-lyriques.org/fr/evenements-detail/evenements/1355-propos-de-kristian-fredric-metteur-en-scene-de-la-boheme-a-lopera-de-nice.cfm
(6) Encore que ces « manifestations » soient intervenues hors du cadre strict de la narration de l’œuvre