Le Victoria Hall de Genève peut s’enorgueillir de recevoir des orchestres et des chefs de renommée internationale. Nous avons encore dans les oreilles et dans le cœur de mémorables soirées illuminées par le Philharmonique de Vienne, avec Riccardo Chailly, l’Orchestre du Royal Concertgebouw dirigé par Myung-Whun Chung. Ce soir, place au City of Birmingham Orchestra1. L’ascension du CBSO au statut d’orchestre de renommée mondiale peut être largement attribuée à ses chefs d’orchestre emblématiques. Sir Simon Rattle, qui prit la direction de l’orchestre en 1980, fut l’une des figures les plus influentes de son histoire. Sous sa baguette, le CBSO devint un acteur majeur sur la scène musicale internationale. L’engagement de Rattle envers l’excellence musicale et sa capacité à interpréter à la fois des classiques et des pièces contemporaines contribuèrent à façonner l’identité de l’orchestre. Après Rattle, Andris Nelsons poursuivit cette tradition d’excellence, apportant son énergie et sa passion. Plus récemment, Mirga Gražinyte-Tyla devint la première femme à diriger l’orchestre, apportant une nouvelle direction et une perspective rafraîchissante, tout en respectant les traditions établies par ses prédécesseurs. Ces chefs, avec leurs approches uniques et leurs talents individuels, ont joué un rôle crucial dans la mise en forme de la trajectoire du CBSO, faisant de lui l’ensemble prestigieux qu’il est aujourd’hui. À sa tête ce soir, Kazuki Yamada, chef du Philharmonique de Monte-Carlo, mais très complice avec le CBSO, propose un programme éclectique, faisant la part belle à deux œuvres russes marquées par leur sens du pastiche, du mélange et de l’autocitation, et un concerto pour piano de Saint Saëns entre classicisme et romantisme.
Une placide Symphonie N°1 de Prokofiev
Dans son journal, Prokofiev, juste avant la création de sa Symphonie n°1 en ré majeur op. 25 « Classique », écrivit : « mes vrais amis verront que le style de ma symphonie est précisément d’un classicisme mozartien et ils lui accorderont sa vraie valeur, tandis que le public lui sera juste content d’entendre une musique heureuse et sans complication, que bien sûr, ils applaudiront ! » C’est bel et bien dans cet esprit d’évidence et de simplicité que le chef a conçu son interprétation, mais avec des options parfois un peu déconcertantes, notamment le choix du tempo, étonnamment mesuré. Yamada offre une confortable vision, très aérée, espiègle, d’une belle et aimable régularité rythmique. Sa gestuelle, hybride improbable de Bernstein et d’Ozawa, retient l’attention, tissant avec l’orchestre une complicité évidente. Dans le deuxième mouvement, Yamada évoque une série de pastiches musicaux, Mozart, bien sûr, mais aussi des échos de la « Danse des heures » de Ponchielli puisque l’ensemble sonne comme une horloge délicate, rythmant le temps. Il y avait dans cette interprétation une grâce particulière, un charme britannique distinct qui donne le sourire. Dans le troisième mouvement, très sautillant, le chef reste fidèle à un tempo toujours contenu, explorant les pastiches et mélanges de cette œuvre solaire et amusante. Plus engagé, le dernier mouvement, hommage à Beethoven, empreint d’une énergie bondissante et comique, célébration de la joie, offre à Yamada, dirigeant avec une vigueur palpable, l’occasion de faire briller tous les pupitres. Cependant, malgré cette ambiance enjouée, on ressent toujours une certaine retenue, comme si une part de l’esprit original de Prokofiev avait été mise en sourdine.
Renaissance romantique avec le Concerto pour piano n°2 de Saint-Saëns par Louis Schwizgebel
Premier mouvement (Andante sostenuto) :
L’ouverture de ce mouvement captive dès les premiers instants, nous plongeant dans un univers introspectif et riche en émotions. Composé à la hâte, ce concerto présente néanmoins une profondeur qui dévoile toute la maîtrise de Saint-Saëns en matière de composition. L’entrée solennelle, rappelant une improvisation d’orgue, établit d’emblée une atmosphère recueillie et majestueuse. Elle évoque les grandes cathédrales gothiques, où les accords résonnent entre les voûtes séculaires. Louis Schwizgebel, avec sa maîtrise impressionnante, entre en scène en embrassant cette solennité. Chaque accord qu’il égrène semble être pesé, mesuré, et délivré avec une intensité qui force le respect. Ses doigts parcourent le clavier avec une assurance qui trahit des heures de pratique acharnée et une compréhension intime de l’œuvre. Les échos de Bach qui surgissent sont une ode au passé, un clin d’œil aux maîtres qui ont ouvert la voie à des compositions comme celle-ci. Mais Schwizgebel ne s’arrête pas là. En naviguant à travers ces nuances, il parvient à insuffler une modernité, une fraîcheur qui rappelle pourquoi ce concerto reste si pertinent aujourd’hui. Quand l’orchestre émerge, c’est avec la gravité de l’ouverture du Don Giovanni de Mozart. Schwizgebel devient alors non seulement un pianiste mais aussi un conteur, racontant une histoire riche en contrastes, en émotions et en rebondissements. Sa capacité à jongler entre les passages beethovéniens et les tumultes romantiques est impressionnante. Il y a une force, une robustesse dans son jeu qui évoque les grandes passions, mais il y a aussi une subtilité, une délicatesse qui rappelle les moments les plus tendres du romantisme. Cette dualité, cette balance entre puissance et douceur, fait de ce premier mouvement une expérience auditive mémorable, une invitation à se perdre dans le génie de Saint-Saëns et le talent incommensurable de Schwizgebel. Son interprétation du premier mouvement est ainsi particulièrement remarquable. Bien qu’il ait adopté une approche délibérée, différente de celle de pianistes comme Grosvenor ou Hough, Schwizgebel a incorporé des touches personnelles éblouissantes. Par exemple, dans la section “languido” de la cadenza, il a donné une dynamique graduelle aux arpèges octavés, jouant avec une sensibilité inouïe.
Deuxième mouvement (Allegro scherzando) : Ce mouvement contraste nettement avec la solennité introspective du premier. Le caractère scherzando, comme son nom l’indique, est léger, taquin, presque espiègle. Saint-Saëns, dans cette partie, démontre sa capacité à créer une atmosphère totalement différente, insufflant une vivacité rafraîchissante qui évoque les images d’une danse joyeuse dans un salon éclairé aux chandelles. Louis Schwizgebel, en abordant ce mouvement, change radicalement de registre. Sa dextérité technique est mise à l’épreuve alors que les notes s’envolent rapidement, chaque phrase mélodique étant jouée avec une précision chirurgicale. Son jeu ici est pétillant, plein d’entrain, et chaque note semble danser sous ses doigts. L’agilité avec laquelle il parcourt le clavier est un véritable plaisir pour les yeux et les oreilles. Les transitions entre les phrases sont fluides, chaque passage coulant naturellement dans le suivant, créant un courant musical incessant qui emporte l’auditeur. Les touches de Schwizgebel résonnent avec une légèreté aérienne, et il y a une qualité presque ludique dans sa manière d’interpréter ce mouvement. Là où le premier mouvement était une exploration profonde de l’âme humaine, le deuxième est une célébration de la joie de vivre. Les thèmes rythmiques, les variations, et les motifs récurrents sont abordés avec une énergie contagieuse, rappelant les jours insouciants de la jeunesse. Mais Schwizgebel, tout en préservant cette légèreté, n’oublie pas d’insuffler une certaine gravité lorsque le moment l’exige. Les moments de réflexion sont savamment placés, offrant à l’auditeur une pause bienvenue avant de plonger à nouveau dans la frénésie du scherzando. Cette capacité à équilibrer les humeurs, à jongler entre légèreté et sérieux, démontre une maturité artistique et une compréhension profonde de l’œuvre. C’est un mouvement qui, sous les mains de Schwizgebel, devient une véritable ode à la joie musicale.
Troisième mouvement (Presto) :
Le troisième et dernier mouvement est une explosion d’énergie qui unit tous les thèmes et les émotions précédemment explorés, une invitation à une fin tourbillonnante, une célébration triomphante de la maîtrise du compositeur et de l’interprète. Dès les premières mesures, la fougue de Schwizgebel est évidente. Ses doigts, déjà agiles et expressifs dans les mouvements précédents, semblent être animés d’une nouvelle vigueur, se déplaçant avec une rapidité et une précision foudroyantes. Les trilles, brillamment exécutés, résonnent avec une clarté cristalline, tandis que les cadences, complexes et exigeantes, sont abordées avec une confiance imperturbable. Il est fascinant d’observer comment Schwizgebel navigue à travers ce labyrinthe musical, chaque note est soigneusement articulée, chaque phrase jouée avec une passion ardente. Il y a une intensité palpable dans sa performance, une sorte d’urgence fascinante. Le dialogue entre le piano et l’orchestre atteint ici son apogée. Les échanges sont vifs, presque électriques, chaque instrument répond à l’autre dans un jeu musical exquis. Saint-Saëns a su tisser une trame sonore complexe, où les thèmes sont réintroduits et revisités, mais avec une nouvelle énergie, une nouvelle perspective. Son approche du Presto est à la fois audacieuse et respectueuse, explorant les limites de l’expression tout en restant fidèle à l’esprit de Saint-Saëns. Les crescendos et les diminuendos sont interprétés avec une sensibilité qui témoigne de sa profonde connexion avec la musique. Peut-on juste regretter le relatif effacement du chef, ou considérer que Yamada a tout fait pour faciliter les choses à Louis Schwizgebel, remplaçant au pied levé le très attendu Fazil Say ?
En bis, le Prélude en si mineur BWV 855A de Bach, arrangé par Alexander Ziloti, confirme le mélange de technique et de passion de Louis Schwizgebel.
Des Danses symphoniques un peu retenues
Premier mouvement : Non Allegro :
Les Danses symphoniques, pièce empreinte d’un sentiment d’urgence, d’un mélange d’énergie rythmique et de mélancolie profonde, sont typiques de l’empreinte russe de Rachmaninov. Il est important de noter que Rachmaninov, lors de la composition de cette œuvre, était en fin de vie et regardait en arrière, vers sa Russie natale et vers sa propre histoire. Kazuki Yamada, en s’attaquant à ce mouvement, avait devant lui un défi considérable. C’est un mouvement qui requiert à la fois une précision technique et une profonde sensibilité émotionnelle. En dépit de ses efforts, sa direction a parfois donné l’impression d’être en retrait, peut-être trop respectueuse de la partition, au détriment de l’énergie brute que cette musique exige. Là où un chef d’orchestre comme Kondrashin avait su tirer des visions ardentes, presque dantesques, de cette musique, Yamada semble s’attarder davantage sur les détails. Cela donne une interprétation propre et maîtrisée, mais sans la hargne, la passion brute, que d’autres ont su extraire de cette partition. Les comparaisons avec d’autres chefs illustrent davantage le contraste. Lorsqu’on pense au charme presque éthéré et subtilement beau d’un Royal Concertgebouw Orchestra dirigé par Ashkenazy, ou à la lourde mélancolie, typiquement slave, que Jansons avait su extraire en dirigeant le Philharmonique de Saint-Petersbourg, on peut ici regretter la vision un peu statique.
Deuxième mouvement : Andante con moto (Tempo di valse) :
Le deuxième mouvement des Danses symphoniques nous immerge dans une ambiance presque spectrale, empreinte de nostalgie. La valse qui le caractérise évoque une élégance mélancolique, suggérant les images d’un bal ancien, peut-être un écho des souvenirs de Rachmaninov de sa Russie natale. Dans la direction de Kazuki Yamada, ce mouvement se révèle être une énigme. Si certains passages, comme le solo du premier violon, dégagent une tension émotionnelle, d’autres semblent hors de propos. Sa décision de choisir un tempo plus lent transforme cette valse en une danse introspective. Bien que pleine de charme, elle paraît parfois trop distanciée. On perçoit des réminiscences de Chostakovitch, mais ce choix stylistique, bien qu’intrigant, semble par moments déconstruire l’essence même du morceau. L’orchestre, sous la direction de Yamada, joue avec une clarté impressionnante. La texture est aérée, lumineuse, mais on y cherche cette sensation d’oppression, si caractéristique de ce mouvement. Le solo de cor anglais, avec son timbre séduisant, apporte une certaine légèreté à la valse, mais même cette douceur semble ambiguë face à la toile de fond plus sombre du mouvement.
Troisième mouvement : Lento assai – Allegro vivace :
L’univers musical de Rachmaninov est une épopée en soi, une quête constante d’émotions, d’intensités et de passions. À travers ses œuvres, le compositeur russe a toujours cherché à nous entraîner dans les profondeurs de l’âme humaine, à nous dévoiler ses désirs les plus intimes, ses craintes les plus sombres et ses espoirs les plus ardents. Le troisième mouvement des Danses symphoniques est une parfaite illustration de ce talent inné de Rachmaninov pour l’évocation. Dès les premières mesures du Lento assai, on est invité à une introspection, à un voyage dans les méandres de notre conscience. Chaque note, chaque mélodie est comme un reflet de notre propre existence, une fenêtre ouverte sur nos rêves et nos regrets. Mais ce n’est qu’un prélude, car avec l’Allegro vivace, Rachmaninov nous propulse dans un tourbillon d’émotions. On devrait se sentir transporté, comme pris dans une danse endiablée où chaque instrument de l’orchestre nous entraîne plus loin, plus haut, vers un sommet d’extase musicale. C’est dans ce contexte que la direction de Kazuki Yamada doit être évaluée. Et, hélas, le voyage promis semble incomplet. Si Rachmaninov est cet océan tumultueux décrit par Horowitz, l’interprétation de Yamada est un fleuve paisible. Certes beau, certes majestueux, mais manquant de ces vagues déchaînées, de ces tempêtes passionnées qui font la signature de Rachmaninov. Les échos de Moussorgski sont bien là, apportant des éclats de couleur, des moments de lumière dans ce paysage sonore. Mais où est le feu, l’urgence, l’intensité ? Lorsque le thème du Dies Irae fait son apparition, on sent une gravité, une solennité. Mais même là, l’attente demeure. On espère un crescendo, une explosion, un climax.
Il est indéniable que l’orchestre, sous la direction de Yamada, offre une prestation techniquement impeccable. Chaque note est jouée avec précision, chaque mélodie est rendue avec clarté. Mais la musique, surtout celle de Rachmaninov, n’est pas qu’une question de technique. Elle est une affaire d’âme, de cœur, de passion.
Le bis orchestral, généreux, « Lezginka », extrait du ballet de Khatchatourian Gayaneh, est peut-être le plus beau moment de la soirée avec un chef désinhibé, virevoltant, libéré, audacieux, circulant parmi les musiciens, qui donne à entendre tout ce que cette page doit à Borodine, dans une interprétation engagée parée de mille couleurs, qui conclut en apothéose cette soirée.
Philippe Rosset
25 octobre 2023
1 Concert qui ouvre la saison des Migros-Pour-cent-culturel-Classics :
En 1957, Gottlieb Duttweiler, le fondateur de Migros, a inscrit le Pour-cent culturel Migros comme un objectif d’entreprise indépendant dans ses statuts. Depuis lors, Migros s’est engagée de manière passionnée et visionnaire à promouvoir une meilleure qualité de vie durable et à renforcer la cohésion sociale, tant dans son cœur de métier que dans d’autres domaines. Cet engagement unique se traduit par l’organisation de concerts de musique symphonique et le soutien à la création et à la diffusion de spectacles et de concerts en partenariat avec des institutions culturelles de la région genevoise. L’objectif est de favoriser une vie culturelle dynamique, riche et diversifiée.